À partir du moment où je commence à suivre un nouveau jeune patient en orthophonie, j’annonce mes couleurs d’emblée aux parents, avant même de débuter la thérapie. Dès la première séance d’évaluation, je leur explique que si un suivi orthophonique est recommandé suite à l’évaluation, leur implication à l’extérieur de mon bureau sera des plus importantes, voire essentielle au succès de la thérapie.
Le plus souvent, les rendez-vous en orthophonie ont lieu à raison d’une rencontre d’une heure par semaine. Malgré la régularité du suivi, au grand dam de certains parents, ce n’est pas moi qui ferai la plus grande différence dans la vie de leur enfant et dans son évolution langagière. Non, je ne suis pas comme le mécanicien à qui l’on confie sa voiture pour la faire réparer, ou encore comme le nettoyeur à qui l’on apporte ses chemises sales pour les laver et les repasser. Je ne « répare » pas le langage et la communication des enfants. Ce n’est pas en une heure par semaine que je peux accomplir un tel exploit. Cependant, en une heure par semaine, je peux certainement guider le parent, lui offrir mon expertise, mes stratégies, mes astuces, mes suggestions d’activités à faire à la maison pour l’enligner dans la bonne direction, celle qui mènera à l’épanouissement de son enfant et son autonomie, grâce au développement de meilleures habiletés de communication.
Ainsi, j’explique au parent qui accompagne l’enfant (aux deux parents lorsque la situation le permet) qu’il doit être prêt à s’impliquer en dehors des thérapies en orthophonie, investir temps et énergie pour poursuivre à la maison les objectifs travaillés en orthophonie, en clinique. À défaut de le faire, les sous investis en frais de thérapie ne porteront pas fruit, ou très peu. À vrai dire, sans l’implication des parents et des intervenants qui gravitent autour de l’enfant, dans le processus thérapeutique, mon travail ne sert pas à grand-chose (sans fausse modestie). Pourquoi?
- C’est avec ses parents, sa famille, et dans certains cas son éducatrice en garderie, que l’enfant passe le plus clair de son temps. C’est donc avec ces derniers qu’il est amené le plus souvent à interagir;
- Plus les stratégies de stimulation langagières sont utilisées et reprises au quotidien, plus l’enfant pourra en bénéficier et aura d’opportunités de développer son langage;
- L’enfant a besoin de répétitions, de répétitions et d’encore plus de répétitions pour généraliser un apprentissage. Par exemple, l’enfant peut très bien être en mesure de produire le son « f » ou de formuler des demandes avec des phrases complètes dans mon bureau dans une activité structurée, mais y parvenir plus difficilement dans la vie de tous les jours, à la maison ou à la garderie. Si l’entourage de l’enfant n’est pas informé des stratégies à mettre en place pour aider l’enfant à généraliser ces deux apprentissages, ou ne les met simplement pas en pratique (ex: les parents donnent à l’enfant ce qu’il désire « tout cuit dans le bec » et vont au-devant de ses besoins avant qu’il n’ait la chance de communiquer sa demande; ils omettent de reformuler le mot en mettant l’accent sur le son erroné dans la production verbale de l’enfant), les progrès seront beaucoup plus lents, et les parents, d’autant plus découragés. Dans le pire des cas, ils se diront que la thérapie en orthophonie donne peu de résultats, que leur enfant n’est pas prêt à un tel suivi, ou encore pire, ils attribueront les lents progrès au peu de volonté de l’enfant, au fait qu’il ne fournisse pas d’efforts à l’extérieur de notre bureau.
Lorsque j’interviens auprès de patients d’âge adulte, je leur transmets le même message: attendez-vous à devoir vous impliquer, à investir temps et énergie en dehors de mon bureau lors du suivi. Mais à la différence des jeunes enfants, les adultes sont pleinement conscients des raisons pour lesquelles ils consultent en orthophonie, ayant fait la démarche eux-mêmes pour prendre rendez-vous et débuter un suivi. Ainsi, s’ils ne réalisent pas les pratiques recommandées au courant de la semaine d’ici le prochain rendez-vous, ils n’auront qu’eux-mêmes à blâmer. Pour les enfants, c’est différent.
Même en étant informés du rôle clé qu’ils ont à jouer dans le développement du langage de leur enfant, certains parents, malgré toutes leurs bonnes intentions, n’y arrivent tout simplement pas. Après être allé chercher le plus jeune à la garderie ou à l’école, il faut aller conduire le plus vieux à son cours de karaté, faire les courses, préparer le souper, superviser les travaux scolaires pour le lendemain, faire les lunchs, donner le bain, répondre à des courriels urgents pour le bureau, etc. Ce n’est un secret pour personne: plusieurs parents manquent cruellement de temps pour tout gérer en même temps. Ils en ont plein les épaules, et s’ils parviennent à souffler un peu en fin de journée, c’est déjà l’heure du dodo et le plus jeune doit aller se coucher! Au diable les activités proposées par l’orthophoniste!
Il existe néanmoins des façons très simples de poursuivre le travail entrepris en orthophonie à l’extérieur de la clinique, sans pour autant prendre le temps de s’asseoir avec l’enfant à une table ou au sol et faire un jeu avec lui. Voici quelques exemples:
- Si on vise développer le vocabulaire des vêtements, je suggère au parent de nommer les différents morceaux de vêtements au moment de l’habillage tous les matins, et au moment où on les enlève avant de prendre le bain. Le simple fait de nommer les items, au lieu d’habiller/déshabiller l’enfant à la hâte en disant « Vite! On se dépêche! » fera une bonne différence.
- Si on vise développer le vocabulaire des aliments, je demande au parent d’aller au supermarché avec son enfant la prochaine fois, plutôt que d’y aller seul, et de nommer les aliments qu’il mettra dans le panier, en plus de les décrire (ex: Regarde, la belle pomme rouge! Je mets le lait et le yogourt dans le panier).
- Pour amener l’enfant à formuler des demandes au quotidien, je demande au parent de créer volontairement des situations où l’enfant n’aura pas le choix de demander (ex: lui donner très peu d’un aliment qu’il aime beaucoup, lui donner son bol de céréales sans sa cuillère, mettre ses jouets préférés en haut d’une étagère, bien en vue mais difficiles d’accès).
Même lorsque les parents sont outillés de stratégies leur permettant de profiter des situations de la vie de tous les jours pour stimuler le langage de leurs enfants, certains ont du mal à y parvenir, à défaut de pouvoir passer beaucoup de temps avec l’enfant durant la semaine. On peut penser à des parents très pris par leur travail, qui font souvent des voyages d’affaires, ou à des parents séparés qui font la garde partagée avec leur enfant.
Et c’est là que peut intervenir la fratrie! Vous avez une famille nombreuse? Saviez-vous que le fait d’interagir avec un frère ou une soeur plus âgé(e) est susceptible de stimuler le langage du petit dernier? Selon des chercheurs de Toronto, « les tout-petits de familles nombreuses reçoivent généralement moins d’attention de la part de leurs parents et les aînés jouent un rôle important dans la réponse à leurs besoins » (Source: Naître et Grandir). Bien que ces résultats soient préliminaires, les auteurs de l’étude recommandent aux parents d’examiner les relations entre leurs enfants et de trouver des moyens de les renforcer, car elles pourraient jouer un rôle très important dans le développement des tout-petits.
J’ai personnellement grandi dans une famille de 4 enfants, dans laquelle je suis la 3e. Et je peux vous dire que je n’ai aucun souvenir de m’être ennuyée à la maison lorsque j’étais enfant! J’avais toujours quelqu’un avec qui parler, avec qui jouer (ou avec qui me chicaner) !
Avec certaines familles en clinique, le plus vieux manifeste spontanément le désir d’aider son frère ou sa sœur cadet(te) et va demander ce qu’il peut faire de son côté pour aider le plus jeune. Ça me remplit toujours le cœur de joie de voir une si belle complicité entre frères/sœurs, de voir comment l’aîné reprend très bien les modèles qu’on lui donne et met en place les stratégies enseignées. Ci-contre, un magnifique mot tiré du livre de témoignages dans notre salle d’attente, qui s’adresse à ma très chère collègue Louise!
À plusieurs reprises, j’ai tiré profit de la présence des frères/sœurs lors des séances de thérapie. Il m’arrive de suggérer au parent de profiter de la prochaine journée pédagogique pour emmener l’aîné avec eux au rendez-vous. C’est bénéfique non seulement pour donner un coup de main aux parents quand ceux-ci n’ont pas le temps de reprendre les trucs et astuces enseignés pour aider le plus jeune, mais aussi pour responsabiliser et impliquer la fratrie. En effet, le plus vieux se sent parfois délaissé lorsque le cadet vient en orthophonie et fait toutes sortes d’activités ludiques avec l’intervenante. Il se dit « Pourquoi mon petit frère vient pour jouer avec l’orthophoniste et pas moi? ». Plus récemment, avec une famille d’origine pakistanaise, le grand frère s’est mis à accompagner le cadet aux thérapies en orthophonie dès la fin des classes, en juin. Étant donné que les parents de l’enfant traité communiquaient plus difficilement en français et en anglais, et parlaient toujours en urdu avec leurs enfants à la maison, le grand frère me servait d’interprète et me permettait de clarifer mes explications auprès des parents.
De plus, en tant qu’orthophoniste, je me dois d’élaborer des évaluations et des programmes d’intervention qui correspondent aux normes culturelles de la famille ou des gens impliqués afin d’établir une relation thérapeutique féconde. Dans certaines cultures, la norme et le mode de vie veulent que les parents ne jouent pas assis au sol avec leur enfant, mais que celui-ci joue plutôt avec sa fratrie ou ses cousins.
En résumé, voici les principales raisons qui font de la fratrie une alliée précieuse de la thérapie en orthophonie:
- Les frères/sœurs peuvent donner d’excellents modèles langagiers au plus jeune et font d’excellents complices;
- Quand on leur partage les objectifs de la thérapie et les moyens d’y parvenir, ils se sentent responsabilisés, impliqués et comprennent que eux aussi ont un rôle clé à jouer auprès de l’enfant qui présente des difficultés langagières;
- Les frères/sœurs peuvent nous aider à cibler des objectifs réalistes pour la maison et donner un coup de main aux parents quand ceux-ci sont débordés ou non disponibles;
- Dans certaines cultures, la participation de la fratrie est pratiquement inévitable, étant donné les valeurs, les standards et les normes qui diffèrent. L’enfant est amené à interagir davantage avec ses pairs qu’avec des adultes.